– Cette fiche fait partie de l'édition critique numérique du Parnasse réformé

L'abbé des Roches

Tout en cédant au protocole de la l'épître dédicatoire, Guéret en détourne délibérément la fonction : l'abbé des Roches est peut-être choisi en raison de sa personnalité, qui en fait un dédicataire improbable.

De Boilau à Guéret : hypothèses sur un homme obscur

Jean-François-Armand Fumée, seigneur des Roches-Saint-Quentin, abbé de Conques, de Figeac et de Saint-Genouph, 1631-1712. On sait fort peu de chose de ce personnage. Il est également le dédicataire de la seconde Epître de Boileau, que conclut la « leçon » de l'huître et des plaideurs. Le même sujet sera exploité, on le sait, par La Fontaine, dont « L'Huître et les Plaideurs » (Fables, IX, 9) est annoncé dès la première édition des Fables, en 1668 (« Les Frelons et les Mouches à miel », I, 21, v. 37-38).

La présence de cet apologue est traditionnellement justifiée par le fait que l'abbé des Roches, possédant des droits sur plusieurs abbayes, pourrait se voir entraîné dans les pièges procéduriers associés à des bénéfices dont la légitimité est régulièrement sujette à caution. En réalité, Boileau avait préalablement inclus la fable dans son Epître au Roi, où elle sera remplacée par un éloge conventionnel. En reportant ce petit récit au ton familier dans une épître destinée à un ami sans grande envergure, Boileau se borne peut-être avant tout à recycler des vers jugés inappropriés à la dignité royale.

La pièce est certes dominée par le motif de la chicane, qu'il convient à tout prix d'éviter. Thématique vieille comme le monde, mais qui en cette année 1668 - Racine de son côté s'apprête à donner la comédie des Plaideurs (1669) - semble soudain dotée d'une actualité singulière. La situation précise du dédicataire serait donc un bon prétexte, pour Boileau, d'aborder le sujet.

Néanmoins, « l'humeur litigieuse » condamnée dans l'épître à l'abbé des Roches n'est, à y regarder de près, qu'un thème second, si ce n'est la transposition métaphorique d'une autre manière de jouer les justiciers, dans le registre des belles-lettres. Le texte s'ouvre en effet sur un autoportrait dérisoire de l'auteur, dont la prétention à « prêcher [...] la réforme au Parnasse » (v. 6) est d'emblée vouée à l'échec. De ce « plaisant docteur » (v. 5) aux « fous » que « vingt procès gagnés » (v. 28) conduisent à la ruine, la différence n'est pas grande. L'un et l'autre s'enferrent dans une entreprise sans issue, dans un monde où toute contestation suscite par définition de nouvelles objections.

De Guéret à Boileau, à moins que ce ne soit l'inverse tant est incertaine la date de composition des Epîtres (1668-1669 ?), l'abbé des Roches pourrait donc figurer comme le témoin des causes perdues d'avance, à commencer par les réformes littéraires avortées.

Est-ce assez pour expliquer sa présence liminaire, et dans Le Parnasse réformé, et dans La Guerre des auteurs, dédiée elle aussi « A Monsieur L.D.R. » ? Selon toute évidence, l'abbé des Roches est loin de remplir les conditions qu'assigne au dédicataire l'imprimeur Jean Ribou dans une lettre au marquis de Coislin, en tête des Délices de la Poésie galante (1663) :

« Il faut qu'un protecteur ait une naissance éclatante afin qu'il en rejaillisse quelques rayons sur les choses qui doivent paraître sous son nom ; il est nécessaire qu'il ait l'esprit éclairé et de l'amour pour les belles lettres, afin qu'il soit capable d'accueillir de bonne grâce ceux qui en font profession ; il est besoin qu'il soit dans l'estime et dans le crédit, afin que son autorité leur serve de bouclier contre les jaloux et les ignorants. » (Cité par Wolfgang Leiner, Der Widmungsbrief …, op. cit., , p. 202.)

On est en droit de situer le dédicataire du Parnasse réformé parmi les amateurs de belles-lettres. Cependant, même sous cet angle, sa réputation reste plus que discrète. Dans l'index des dédicataires établi par Leiner, l'abbé des Roches n'apparaît qu'en relation avec Le Parnasse réformé (p. 359).

Il n'est que de comparer cette unique mention avec la liste des dédicataires de Puget de La Serre, p. 365-366, où défile le beau monde : rois, princes du sang, souverains étrangers etc. Ce contraste souligne la position différente des deux auteurs. Avec La Serre, on a un « auteur à gages », soucieux de survivre au gré de protecteurs accumulés. Avec Guéret, un auteur occasionnel, par ailleurs très bien inséré dans le paysage social de son temps, et dont les ressources financières sont assurées par sa profession. Il peut donc se permettre le luxe de choisir son dédicataire en fonction du critère le plus « élevé », l'amour des belles-lettres. Et davantage encore adresser son ouvrage à un homme relativement obscur, auquel le rattachent peut-être essentiellement des liens d'amitié. C'est en tout cas ce type de relation que suppose le ton enjoué de la dédicace.