– Cette fiche fait partie de l'édition critique numérique du Parnasse réformé

Épîtres dédicatoires

À défaut d'instaurer un véritable genre littéraire, la présence régulière d'une épître dédicatoire en tête des ouvrages publiés au XVIIe siècle engendre une série de contraintes formelles, dont l'usage systématique ne tarde pas à éveiller les soupçons : on assiste, à compter de la moitié du siècle surtout, à une joyeuse remise en cause du procédé, qui ne réussit toutefois pas à entamer une pratique rendue nécessaire par les incertitudes matérielles liées à la carrière littéraire.

Une pratique généralisée

Largement adoptée par les auteurs italiens de la Renaissance, l'épître dédicatoire s'impose en France à partir de 1580. L'usage en est si uniformément répandu au siècle suivant que les critiques, et les auteurs eux-mêmes, ne tardent pas à s'interroger sur sa raison d'être : "die Sitte, note Wolfgang Leiner, wird mehr und mehr als Unsitte empfunden" (p. 131 - La coutume est de plus en plus perçue comme une mauvaise habitude. - Nous traduisons.).

Les raisons de cette pérennité du genre tiennent en grande partie à la situation souvent précaire des auteurs qui attendent un double bénéfice de leur démarche : la protection et le support financier de la part d'un dédicataire choisi en fonction de ses ressources et de sa position sociale, mais aussi l'effet de publicité que produira le nom de ce dernier sur une page de titre. Ces garanties demeurent essentielles au fonctionnement du champ littéraire, ainsi que l'atteste a contrario la fraction très minoritaire des textes publiés sans dédicace au XVIIe siècle. [Déplier] Parmi ces cas exceptionnels, on relèvera des auteurs comme Arnauld et Nicole, dont les convictions religieuses s'inscrivent contre la célébration des grandeurs humaines, passage obligé du discours laudatif qui constitue l'essentiel de la dédicace.

Une pratique discutable

L'obligation de louer le dédicataire, fatalement associée aux attentes implicites de l'auteur, soulèvera les doutes non seulement sur la teneur morale de panégyriques guettés par l'outrance, mais également sur leur efficacité. Cela en raison, d'une part, du rendement problématique de ces demandes de subsides indirectes, mais aussi précisément à l'occasion de quelques opérations réussies qui éveillent la jalousie des concurrents. Tel est le cas du célèbre Montauron, financier arriviste qui jouera les mécènes dans les années 1640, et auquel Corneille dédie Cinna. Cette manoeuvre vaudra au dramaturge la somme de deux cents pistoles, si l'on en croit Tallemant (Historiettes, éd. cit., t. 1, p. 344 et t. 2, p. 537-542). Elle lui vaudra également la critique acerbe ou en tout cas ironique de ses pairs, qui mettent en circulation la formule porteuse d'un jugement sans appel dont fera usage l'Apollon du Parnasse réformé (Article XI, infra, p. 132)

Parmi les détracteurs de Corneille figure naturellement l'abbé d'Aubignac, dans la Troisième Dissertation sur Oedipe : "Il a vendu [ses oeuvres] aux histrions, il les a vendues aux libraires, il les a vendues à ceux auxquels il les a séparément dédiées. Il faudrait qu'il fût d'une humeur insatiable, s'il n'était pas content de son bon ménage [épargne, économie] après avoir vendu trois fois une même marchandise". Guéret semble sur ce chapitre épouser la querelle de son "maître", puisqu'il revient par deux fois sur cet exemple de servilité trop habile : l'article XI du Parnasse réformé, est en effet commenté sur un ton persifleur dans La Promenade de Saint-Cloud : "Si vous ignorez encore [...] ce que c'est que les 'Panégyriques à la Montoron', vous n'avez qu'à le demander à M. Corneille, et il vous dira que son Cinna n'a pas été la plus malheureuse de ses dédicaces." (éd. cit., p. 98).

Montauron est également mentionné dans l'improbable "Somme dédicatoire" du Roman bourgeois, dont Furetière décline la table des matières au chapitre des Livres de Mythophilacte. Cette satire constitue une somme topique de tous les griefs accumulés contre l'épître dédicatoire, au travers desquels on reconnaît aisément les usages formels associés à une telle pratique. L'insistance sur les attentes financières qui la justifient trouve son apogée dans la liste des taxes susceptibles de rémunérer chaque composante d'un ouvrage. L'épisode se clôt sur une dédicace factice et dérisoire à "Guillaume", bourreau de son état. L'usage des dédicaces est parallèlement mise en cause par Sorel dans la Connaissance des bons livres (1671). Une des sections du premier chapitre s'intitule "De ceux qui font des Livres pour les dédier à quelque Grand, ou pour quelque autre profit" : "Comme leur but n'était que d'acquérir la faveur de ceux qui leur pouvaient faire du bien, ils remplissaient leurs écrits de quantité de choses fausses et inutiles pour les flatter et les divertir; mais les plus adroits resserraient ceci dans leurs épîtres dédicatoires où plusieurs tiennent que le mensonge est de bonne grâce. Si quelqu'un a voulu faire passer cette comparaison en proverbe, Menteur comme un panégyrique, ou comme une oraison funèbre, on y pourrait ajouter, et comme une épître dédicatoire" (éd. Moretti, p. 36).

Stratégies d'évitement

Comment dès lors souscrire à l'impératif coutumier ou pragmatique de dédier son ouvrage à un grand de ce monde, tout en maintenant la distance critique qui s'impose ? La plupart des auteurs résolvent ce paradoxe par le recours à la prétérition. Il s'agit en gros de respecter le programme conventionnel de l'épître dédicatoire tout en prétendant qu'on ne saurait le faire. L'option n'a évidemment rien d'une formule magique. Elle autorise le pire à côté du meilleur. [Déplier] – Ainsi l'abbé d'Aubignac, présentant à la Grande Mademoiselle son Roman des lettres (Paris, Loyson, 1667), ne se borne pas à lui démontrer qu'il la célèbre sans la célébrer, mais insiste lourdement de surcroît sur ses concurrents incapables d'en faire autant.

– Aux antipodes de ces empressements bien pédestres, on appréciera l'aisance de Molière dans la préface des Précieuses ridicules (1660) : l'absence de dédicace y est mise au compte de son passage inopiné de comédien à la condition d' "auteur". C'est donc par simple prétérition qu'il invoque le "grand Seigneur qu'[il] aurai[t] été prendre malgré lui, pour Protecteur de [son] Ouvrage; et dont [il] aurai[t] tenté la libéralité par une Epître dédicatoire bien fleurie." (OC, éd. Forestier-Bourqui, Pléiade, 1, 2010, p. 4.)

– C'est avec la même désinvolture que Scarron, au seuil de Dom Japhet (1653), avait articulé la louange au roi par prétérition, avec la requête d'un soutien financier dans une logique aussi burlesque qu'imparable (Théâtre du XVIIe siècle, éd. J. Schérer, Pléiade, 2, 1986, p. 1440).

– Le procédé le plus subtil et le plus compliqué s'observe dans le dialogue liminaire des Conversations sur divers sujets de Mlle de Scudéry (Paris, Barbin, 1680). Théandre et Cléonte s'y entretiennent notamment du projet de l'auteur du recueil de Conversations tirées de la Clélie et du Grand Cyrus de dédier son ouvrage à la Dauphine. Suit l'examen de tous les travers qui guettent le genre de l'épître dédicatoire, dont le plus évident est de ne pas être à la hauteur des qualités du dédicataire. "A ce compte, il ne faudrait jamais dédier de livres aux personnes du monde à qui on doit le plus naturellement cette sorte d'hommage". L'aporie constatée autorise Mlle de Scudéry à un habile effet d'annonce : elle désignera son offrande par l'impression des armes de la Dauphine en tête de son ouvrage.

Tout en projetant le doute sur une pratique encore largement ancrée dans les ouvrages, ces stratégies d'évitement contribuent peut-être à en retarder la disparition. A tout le moins, la Bibliothèque française (1667) ne la met nullement en cause. Sorel s'en tient au constat assez neutre de l'usage communément admis de la dédicace, espace où un auteur déploie le maximum de son éloquence, puisque la louange du protecteur retombera d'une manière ou d'une autre sur lui-même. On notera pourtant un semblant de réserve à l'endroit de cette rhétorique promotionnelle : "Il n'est pas question si la vérité s'y trouve quelquefois déguisée, ou fort ornée et fort embellie, nous prétendons seulement que ce sont les vrais chefs d'œuvre des auteurs …" ( ch. VII, "Des Epîtres et des Lettres", éd. cit., p. 169).

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