– Cette fiche fait partie de l'édition critique numérique du Parnasse réformé

Le Parnasse vu en songe

Comment accéder au Parnasse ? Dans le sillage de plusieurs critiques contemporains, Guéret se sert d'un véhicule à l'épreuve d'une longue tradition.

Le narrateur du Parnasse réformé entreprend son périple à la faveur d'un songe. Dans la solitude bocagère où il a choisi de se réfugier, il s'est assis, pour parcourir un compte rendu de livres récents, auprès d'une fontaine dont le murmure le plonge dans un sommeil porteur de visions. Sans entrer dans les détails, la fiction conventionnelle s'appuie sur la conviction générale qu'il existe un rapport entre l'activité à laquelle on s'est consacré en veillant et la nature du songe qui lui succède : "Car cela nous est naturel de songer en dormant, ce que nous avons perçu ou conçu en veillant", note Scipion Dupleix dans le traité systématique qu'il dédie aux Causes de la veille et du sommeil, des songes, de la vie et de la mort, Paris, Laurent Sonnius, 1606, p. 86. Cette conception est régulièrement associée à l'exploitation du thème dans la poésie et la fiction. Donneau de Visé s'en sert par exemple dans Les Nouvelles Nouvelles pour introduire la fantaisie dialoguée du "Busc et de l'Eventail" (II, p. 162). Le rêveur de Guéret sera donc tout naturellement entraîné au Parnasse, pourvoyeur mythique des ouvrages de l'esprit dont il a choisi d'alimenter sa retraite.

Cette forme de voyage onirique répond à une catégorie précise, dans l'immense répertoire des significations rituelles et symboliques associées au motif du songe. Georges Forestier lui a trouvé naguère une étiquette commode : le songe "excursionniste", dont il rattache la fonction à une expérience initiatique. L'archétype en est le Songe de Scipion, au sixième Livre de La République de Cicéron, texte fréquemment considéré comme une oeuvre autonome grâce au commentaire de Macrobe. Scipion l'Emilien, que le roi Massinissa a entretenu toute une soirée au sujet de son grand-père l'Africain, se voit en songe en présence de son ancêtre qui lui révèle le système cosmique et l'assure de l'immortalité de l'âme. Les reprises d'un tel schéma se déclinent à l'infini : Georges Forestier indique les principaux jalons de cet onirisme à vocation didactique, de la Divine Comédie au Songe de Poliphile, en passant par de nombreuses et diverses occurrences médiévales.

Plus éclairants pour notre propos sont les exemples immédiatement liés à l'entrée au Parnasse. L'un des plus anciens est probablement celui de l'Arétin dont la lettre à Leonardi (1537) met en scène le Parnasse burlesque qu'il a visité en rêve. La formule sera reprise par une bonne partie des auteurs qui choisissent le cadre allégorique du Parnasse pour esquisser, sous un angle plus ou moins polémique, les tendances de la production littéraire de leur temps. Explicitement imité des Visions de Quevedo, le Parnasse de La Pinelière (1635) est peut-être à l'origine du procédé qu'il exploite de manière essentiellement pragmatique. Ce qui le distingue par exemple d'une Madeleine de Scudéry, laquelle opte pour un usage plus réfléchi de l'artifice : le "Songe d'Hésiode" qu'elle inclut dans la huitième partie de La Clélie, et qu'elle reprendra dans ses Conversations, se situe à la limite entre la révélation initiatique et la vision prémonitoire. Par Calliope interposée, le Parnasse dévoile au poète-prophète la longue lignée de ceux que favoriseront les Muses. On est dans le registre de la vénération culturelle, c'est-à-dire aux antipodes de la recette légèrement narquoise de l'"excursion" merveilleuse en Parnasse, que le public avisé considérait manifestement au second degré.

À la limite, ce motif a pu revêtir la fonction d'un passage obligé, comme le suggère Le Mont Parnasse de Grille d'Estoublon (1663), qui met en scène des lettrés arlésiens interrogeant Apollon sur les avantages respectifs de la prose et de la poésie : c'est par la "méditation", et non par la vertu d'un songe, que les membres de l'Académie d'Arles se rendent au Parnasse, pour y recevoir quelque lumière sur la question qui les occupe. Ils y sont reçus par Balzac, qui ne manque pas pourtant de les introduire dans la "vallée des songes" (p. 4). Quand bien même il n'est plus un moyen de transport, le songe reste, on le voit, un ingrédient essentiel de l'aventure. On constate ce type de mention gratuite dès Les Visions admirables du pèlerin de Parnasse (1635) attribuées à Charles Sorel : sans explication aucune, le narrateur se rend par ses propres moyens sur le Parnasse. Ce n'est qu'une fois arrivé qu'il s'endort et voit apparaître, dans son sommeil, un vieillard dans lequel on reconnaît la figure topique du messager de l'autre monde. Ces songes "ajoutés", pour ne pas dire superfétatoires, attestent non seulement la nature très conventionnelle du cadre fictif auquel se soumet l'auteur du Parnasse réformé, mais laissent entendre que, ce faisant, il compte avec la connivence amusée de son lecteur.

Ce jeu est parfaitement perceptible dans la conclusion abrupte qui ponctue les édits d'Apollon : "Voilà Nicandre un compte exact de mon songe ; si vous trouvez que je rêve bien, je vous ferai part de tous les autres qui m'arriveront, et dans peu de temps vous aurez l'histoire de toutes mes nuits" (p. 135). En déclarant qu'il songe à volonté, le narrateur introduit un effet de série, efficace et comique tout à la fois, que confirme le début de la Guerre des auteurs : sur la foi de l'apostrophe fortuite à Nicandre, qui fait rétrospectivement du Parnasse réformé une confession épistolaire, le second essai de Guéret devient une "lettre à Nicandre", laquelle s'ouvre sur l'annonce d'un "nouveau songe" (p. 1). Le nouvelliste n'a apparemment plus besoin de se déplacer : c'est le Parnasse qui, désormais, lui fournit la copie, à la faveur d'une médiation onirique régulière et instantanée. De moyen de transport, le songe s'est mué en canal de communication. Par la grâce de cet humour léger, Guéret est sauvé de la raideur des vieilles ficelles.

Orientation bibliographique